La mononormativité : ce contrat implicite qu’on n’a jamais signé (mais qu’on applique quand même)
Il n’y a pas que la monogamie.
Mais on a été socialisé·es comme s’il n’y avait qu’elle.
Ce qu’on appelle mononormativité, c’est l’ensemble des idées, valeurs, réflexes et structures sociales qui posent la monogamie exclusive comme norme par défaut, sans jamais avoir besoin de le justifier.
C’est un peu comme un contrat implicite que nous signons tous très tôt dans notre vie :
on ne l’a pas lu, on ne l’a pas discuté, mais on l’applique.
Socialisation primaire : quand la norme s’imprime sans qu’on s’en rende compte
Dès l’enfance, nous apprenons comment “fonctionnent” les relations :
- qui a le droit d’aimer qui,
- ce qu’un couple est censé faire ou ne pas faire,
- ce qui est acceptable, souhaitable, ridicule ou interdit.
C’est ce qu’on appelle la socialisation primaire : ce moment où nos repères relationnels, affectifs, moraux et culturels se forgent, souvent sans débat, à travers :
- les contes,
- les parents,
- les dessins animés,
- les chansons,
- les réactions des adultes à ce qu’on dit ou fait.
Et dans cette socialisation, tout est mononormatif.
Des exemples concrets de cette norme qui s’impose dès l’enfance :
Dans la famille :
- « Tu verras, un jour tu trouveras la bonne personne. »
- « C’est ton petit copain / ta petite copine ? » dès qu’un enfant joue souvent avec un autre.
- On rit si l’enfant “change d’amoureux·se”, mais on le traite d’instable ou de “petit dragueur”.
- « L’amour, c’est sacré, ça se partage pas. »
Dans les dessins animés et films :
- Les histoires d’amour sont presque toujours linéaires, exclusives, hiérarchiques : un·e élu·e, des obstacles, une fusion finale.
- Les “rivales” ou “autres prétendants” sont moqués, rejetés ou diabolisés.
- Le message implicite : un seul amour peut être “le bon”, et tous les autres sont des erreurs, des distractions ou des ennemis.
Dans la culture populaire :
- Les chansons célèbrent l’exclusivité, regrettent l’infidélité ou valorisent la jalousie.
- Les trahisons sont toujours sexuelles ou amoureuses, jamais sur la communication ou l’éthique.
- Les stars sont sans cesse “casées” : un nouveau couple = un événement. Deux relations = scandale.
Des réflexes sociaux… qu’on croit naturels
À force d’être exposé·e à ce modèle dès le plus jeune âge, on en vient à croire que nos réactions émotionnelles sont “naturelles”.
Exemples :
- Je me sens blessé·e si mon/ma partenaire regarde quelqu’un d’autre = donc c’est normal, c’est sain.
- Je ressens de la jalousie = donc je dois en parler et l’autre doit adapter son comportement.
- Je n’aime pas l’idée qu’il/elle puisse coucher avec quelqu’un d’autre = donc je suis monogame.
Mais en réalité…
Ce sont des réactions sociales, donc construites.
Elles ne sont ni universelles, ni intemporelles, ni immuables. D’autres sociétés, à d’autres époques ont fonctionné bien différemment en pensant que c’était tout à fait naturel.
Une norme héritée d’un autre temps
Il est important de rappeler que les normes ne sortent pas de nulle part.
Elles ont souvent été adaptées à une époque donnée, à une structure sociale particulière.
Dans le cas de la monogamie :
- Elle servait à assurer la filiation, dans une époque où seule l’enfant·e “légitime” héritait.
- Elle garantissait que la sexualité des femmes soit contrôlée, pour s’assurer que le patrimoine reste “dans la bonne lignée”.
- Elle visait à stabiliser la cellule familiale dans des sociétés patriarcales, religieuses, sans contraception ni liberté financière pour les femmes.
Mais ces raisons ont largement perdu leur pertinence :
- La contraception existe.
- La filiation ne repose plus sur la légitimité conjugale.
- Les femmes ne sont plus des biens à surveiller.
Et pourtant… la norme monogame persiste.
Parce que les mentalités sociales ne suivent pas toujours l’évolution des structures réelles.
Une norme peut survivre à ses fondations.
Elle devient alors un réflexe culturel sans fondement, mais toujours chargé d’émotion, de culpabilité et de pression. Et fonctionne à notre insu.
Que contient ce “contrat mononormatif” ?
Voici quelques-unes des clauses implicites, mais très puissantes, qui régissent encore nos imaginaires relationnels :
- L’amour vrai est forcément exclusif.
Si tu en aimes un·e autre, c’est que ce n’était pas le bon. - La jalousie est naturelle.
Et si tu ne l’es pas, tu es bizarre… ou pas vraiment amoureux·se. - Désirer quelqu’un d’autre est une trahison.
Même si tu n’agis pas dessus. Même si tu l’avoues. - Une relation saine, c’est un engagement fermé.
Sinon c’est instable, temporaire, suspect. - Un couple, c’est deux.
Pas trois. Pas plus. Pas flou. - Un·e ex, c’est du passé.
Tu ne peux pas aimer encore. Tu dois tourner la page. Tu ne peux pas le/la fréquenter si tu es en couple. - Un couple qui s’aime, ça se suffit à lui-même.
Si tu cherches du lien ailleurs, c’est qu’il y a un manque.
Pourquoi c’est si difficile à déconstruire ?
Parce que ce n’est pas juste une idée à abandonner.
C’est une grille de lecture du monde.
Un filtre à travers lequel on évalue nos émotions, nos choix, nos relations, qui nous a façonné.e.s.
Et surtout :
- Parce que cette grille est largement invisible.
- Parce qu’elle est validée partout autour de nous.
- Parce qu’on continue à être jugé·e dès qu’on sort de la case.
- Parce qu’on l’a intégrée dans notre identité affective.
Même celles et ceux qui s’identifient aujourd’hui comme polyamoureux·ses ou pratiquent une forme d’ouverture peuvent expérimenter des réflexes mononormatifs persistants :
- peur d’être remplacé·e,
- besoin de hiérarchie implicite,
- sentiment de légitimité uniquement en tant que “partenaire principal·e”.
Se sentir en conflit… c’est normal
Si tu lis tout ça et que tu ressens une forme de dissonance intérieure, c’est normal.
Tu peux très bien :
- croire profondément à la liberté d’aimer,
- être convaincu·e que l’amour n’est pas un jeu à somme nulle,
- et malgré tout ressentir de la jalousie, de l’insécurité ou de la peur…
Ce n’est pas une incohérence : c’est le signe que tu es en train de déplier un conditionnement ancien.
Nos idées peuvent être claires. Mais nos émotions peuvent venir de plus loin.
Elles ont été modelées par des années de messages, de normes, de réflexes incorporés.
Se libérer de la mononormativité, ce n’est pas (toujours) une rupture nette.
C’est un chemin.
Un processus de désimprégnation lente, de réajustement interne, de réalignement entre ce que l’on veut croire… et ce que l’on ressent encore.
Et ce processus mérite de la douceur, de la patience, et parfois un bon soupir.
Et maintenant ?
Mettre un mot sur cette norme, c’est commencer à la déplier.
Ce n’est pas une accusation, ni un dogme à remplacer.
C’est une invitation à se demander :
qu’est-ce qui est vraiment à moi, et qu’est-ce qui m’a été transmis sans choix ?
Et à partir de là, créer.
Créer des liens plus libres, plus conscients, plus alignés…dans le spectre immense des possibilités relationnelles.