L’amitié entre un homme et une femme (hétéros*), ça n’existe pas
Introduction
*Petite note de la rédaction : cet article est écrit, je l’avoue pour plus de facilité, avec le pôle femme/homme, hétérosexuels. Il se veut beaucoup plus large que ça et dans ce binôme présenté, il serait plus juste d’écrire « deux personnes dont les orientations sexuelles seraient théoriquement convergentes vers l’autre « . Veuillez m’excuser du raccourci.
“L’amitié entre homme et femme, ça n’existe pas.”
La phrase continue de circuler, comme un fait établi, une vérité sociologique ou psychologique, qu’on assène avec un mélange d’évidence et de soupçon.
Derrière, il y a l’idée qu’il y aura toujours “quelque chose”, une tension en embuscade, un désir forcément tapi dans l’ombre, l’idée que l’un des deux — souvent l’homme — attend plus, espère plus, veut plus.
Comme si un lien profond entre deux personnes de sexe différent devait forcément, tôt ou tard, glisser vers autre chose.
Et si, au lieu de s’interroger sur la “possibilité” d’une telle relation, on regardait plutôt la manière dont notre culture, nos récits, nos représentations, façonnent cette impossibilité supposée ?
Et si ce n’était pas la réalité du lien qu’il fallait remettre en cause, mais la grille trop étroite par laquelle on le regarde ?
1. Ce qu’on projette sur ce type d’amitié
Une amitié entre un homme et une femme, dans l’imaginaire collectif, n’est presque jamais neutre.
Elle est immédiatement passée au filtre de la suspicion : compatibilité = attirance = désir = ambiguïté = risque.
On scrute le regard, les gestes, les absences d’explication, on suppose qu’il y a “quelque chose”. Et si ce quelque chose ne se dit pas, c’est qu’il est caché. Et s’il est caché, c’est qu’il est coupable.
Cette lecture repose sur plusieurs strates culturelles profondément ancrées.
D’abord, une confusion entre attirance et désir, et entre désir et passage à l’acte.
Comme s’il était impossible d’être attiré·e par quelqu’un sans vouloir coucher avec. Comme si l’intimité, la connivence, la complicité, ne pouvaient pas exister sans mettre en péril le cadre conjugal.
Ensuite, une méfiance culturelle ancienne, nourrie par les récits religieux, les codes du patriarcat, la peur du scandale, et l’inconscient collectif d’un ordre à préserver : si ce n’est pas cadré par le couple, ça va déraper.
L’idée qu’une femme et un homme ensemble, hors cadre, c’est instable.
L’idée que l’un finira forcément par souffrir.
L’idée que l’un “attend” pendant que l’autre “prétend”.
Enfin, des stéréotypes genrés qui continuent d’imprégner les imaginaires : les hommes seraient incapables de gérer leur désir, les femmes naïves de croire à la neutralité du lien.
Et donc, soit on fait comme si c’était dangereux, soit on prétend que ça n’a jamais existé.
Dans les deux cas, on passe à côté de ce que ces relations peuvent réellement contenir.
2. Mais l’amitié, c’est quoi au juste ?
Aristote définissait l’amitié comme une bienveillance réciproque entre deux êtres humains.
Pas entre deux hommes. Pas entre deux personnes de même sexe.
Juste entre deux humains.
Alors pourquoi faudrait-il que la différence de sexe ou de genre invalide cette bienveillance ?
Une relation est un système unique. Par définition, elle ne ressemble à aucune autre.
Elle se construit entre deux corps, deux histoires, deux sensibilités, deux manières de se relier.
Et cette construction peut prendre mille formes.
Parfois, elle ressemble à une amitié classique : rires, échanges, entraide.
Parfois, elle frôle des zones plus floues : gestes tendres, intensité émotionnelle, paroles qui effleurent des territoires sensibles.
Parfois, il y a eu du désir.
Parfois, il n’y en a jamais eu.
Parfois, il y en aura — mais cela ne changera rien à la nature du lien, parce que ce n’est pas cela qui le définit.
Notre problème, ce n’est pas qu’il y ait un spectre relationnel.
C’est qu’on continue à le penser en catégories binaires : couple ou rien, sexe ou pas, légitime ou suspect.
Alors qu’en réalité, la vie relationnelle se déploie sur des nuances bien plus complexes, mouvantes, riches.
Et vouloir à tout prix ranger chaque lien dans une case figée, c’est refuser de voir ce que ce lien pourrait être s’il avait le droit d’exister pour lui-même.
3. La construction lente et solide des amitiés profondes
Contrairement à l’amour romantique — souvent porté par des élans rapides, une projection idéalisée, un imaginaire nourri de fiction — les amitiés profondes se construisent dans le temps, dans la constance, dans la confiance.
Elles ne demandent pas d’exclusivité.
Elles ne visent pas à être “validées” par une reconnaissance extérieure.
Elles ne promettent pas un futur conjugal.
Et pourtant, elles sont parfois plus solides que bien des couples.
Ces relations, qu’on appelle parfois “amours platoniciens”, “amitiés fusionnelles”, “âmes sœurs non romantiques”, sont souvent les piliers de l’équilibre d’une vie.
Elles ne sont pas une phase.
Elles ne sont pas un pis-aller.
Elles sont une forme relationnelle en soi.
Et ce n’est pas parce qu’elles ne rentrent pas dans le récit du couple classique qu’elles ont moins de valeur.
Ce n’est pas parce qu’elles ne débouchent pas sur une conjugalité, une sexualité, ou une exclusivité, qu’elles ne méritent pas d’être reconnues pour ce qu’elles sont : des lieux de lien puissants, soutenants, essentiels.
4. Amitiés intimes, nouvelles familles, et vie choisie
Dans un monde où les modèles traditionnels s’effritent, on voit émerger de nouveaux espaces de lien : des amitiés qui deviennent cohabitations choisies, des réseaux d’entraide qui tiennent lieu de famille, des liens non conjugaux qui durent plus que bien des mariages.
Et dans ce monde-là, continuer à disqualifier une amitié simplement parce qu’elle relie un homme et une femme — ou deux personnes compatibles sexuellement — n’a plus beaucoup de sens.
Pourquoi refuser à ces liens le droit d’être intimes, profonds, vitaux, simplement parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans le couple ou dans la sexualité ?
Pourquoi la possibilité d’un désir devrait-elle invalider toute autre dimension ?
Un désir non agi. Un désir dépassé. Un désir transformé.
Ou même un désir coexistant — sans que cela remette en cause la place de l’amitié elle-même.
Ce qu’on appelle parfois “friendship as chosen family”, ou “queerplatonic relationships”, en est une illustration très claire : des liens qui dépassent les catégories traditionnelles, qui intègrent la tendresse, la loyauté, la complicité, sans se soumettre aux logiques conjugales.
Et si le problème n’était pas dans ces liens… mais dans notre incapacité à les penser ?
Conclusion
Et si ce n’était pas l’amitié homme-femme qui posait problème…
Mais notre incapacité culturelle à concevoir des relations qui ne soient pas cadrées par le couple, le genre, ou la sexualité ?
Peut-être que ce qui dérange, ce n’est pas le lien lui-même.
C’est ce qu’il vient bousculer dans nos catégories, dans nos automatismes, dans nos hiérarchies affectives.
Peut-être que ce n’est pas la nature du lien qu’il faut changer,
mais le regard qu’on pose dessus.
Et ce jour-là, peut-être qu’on cessera de demander si “l’amitié homme-femme existe”.
Parce qu’on aura compris que le lien humain, lui, existe — et qu’il est assez vaste pour accueillir toutes les nuances.